Dans ces reconstitutions, des scènes de vies aux bord de l’autofiction sont célébrées dans ce qu’elles ont de plus tragique, comique, mais aussi de plus confus, nébuleux, et tendre, adressant une situation émotionnelles où les poupées échouent inlassablement à communiquer. Le grotesque de leur apparence à autant pour fonction de relater la lente ébullition que couve l’expérience de la déception, qu’à dédramatiser certains traumatismes. Dans Je n’entends plus aucune voix (2021), deux personnages se séparent sur fond de papier peint jauni, et se livrent à la l’infinie comédie humaine, d’abord sous la forme d’une vidéo (Résidence Lindre-Basse – Centre d’art contemporain – la synagogue de Delme, 2021), puis d’une performance (CAPC, 2022). Le reenactement et ses différents contextes accentuent l’ambiguïté entre objets morts et personnages vivants, entre le sujet et l’objet, entre les limites de la durée réaliste et les étendus de l’espace fictionnel, qui semble dès lors, autant exister qu’un espace réel. L’échelle du décor, des personnage, de leur rapport à l’altérité, joue sur un réel lui-même déformé par l’expérience, si bien qu’il est au départ difficile de déterminer s’il s’agit de poupées animées installées dans des intérieurs miniaturisés ou des costumes portés par des performeur·euses, activés dans des maquettes à tailles humaine.
La rupture, le couple, la difficulté d’être en groupe, le rapport écrasant à l’altérité, la violence des amitiés, ou encore les compromis et les réconciliations qui font tenir une histoire, entretiennent la boucle éternelle de la déflagration entre soi et les autres. Angélique Aubrit et Ludovic Beillard nous accueillent dans ces états inconfortables, où le visiteur pris à parti dans les environnements, scrute la psychologie ambivalente de chacune des poupées, qui pourraient être nous. Dans Avec inquiétude mais aussi avec espoir (2021), une maison en papier kraft à l’échelle du lieu abolie le quatrième mur, et fait entrer le spectateur dans le groupe en l’intégrant à une scène de famille et à son possible malaise, sans vraiment y avoir été convié. Nous sommes chez elleux, mais chez nous aussi. La vraisemblance de ces situations, l’espoir des salles d’attente des affects, l’absence de script clair, l’ennui des bassesses humaines, se fixent dans les palettes d’actions réduites de chaque personnages, mises en boucles. Une platitude effective qui allongent la durée éprouvée du réel autant qu’elle en ouvre les abîmes. Dans le film Gris Clair (2022), deux personnages se disputent sur un lit filmé en plan séquence rapproché. Le spectateur, voyeur des méandres émotionnelles des sujets, est témoin d’une pesanteur de l’ambiance. Celle dont la lenteur s’installe dans l’image, et rappelle les versants du cinéma de Chantal Akerman ou de Belà Tarr, entre documentaire et fiction de la réalité observée.
En existant à la fois comme costumes et comme sculptures, les poupées s’envisagent comme des objets transitionnels, des interfaces poreuses aux écarts émotionnels. Elles incarnent des figures dissociées, permettant de se projeter dans les formes d’ « un refoulement collectif ». Dans Je veux que tu meures (2022), des personnages de plusieurs époques se côtoient dans le décor d’un vaisseau spatial. Les relations s’encombrent, là où un sentiment inavouable courtise le désir de mettre fin à la domination, à la manipulation ou à l’effacement de l’autre. À l’intérieur de ces récits théâtralisés, les personnages développent une fiction du traumatisme, d’où une possible consolation émerge dans la géométrie des relations. Les poupées s’écrasent autant qu’elles se réconfortent face à la complexité de l’altérité. Tout se délite, chaque personnage traverse la fiction, dérive, comme un moi défoncé aux états névrosés qui enflent et menacent, encore, littéralement de tomber en se déplaçant périlleusement dans le décor. Comme quoi les histoires aussi se laissent tomber. Les unes dans les autres, c’est un film qui n’en finit pas de recommencer.
— Fiona Vilmer
Restitution en juin, date à venir.