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Manoeuvre
EXPOSITIONS

Rivière de corps

DU 09.09.2022 AU 30.09.2022
AVEC: Yan Tomaszewski

Suite à une résidence dans le cadre du programme “Création en cours” des Ateliers Médicis, l’équipe de Passages a pu découvrir différentes facettes du travail de l’artiste. Un dialogue s’est alors noué autour d’un projet d’exposition qui s’inscrit dans la dynamique du programme de résidence de la Drac Grand-Est, le projet Jeunes ESTivants.

Pour sa première exposition personnelle dans un centre d’art contemporain français, Yan Tomaszewski met en relation des œuvres issues de ses différents projets. Travaillant habituellement par grands ensembles ancrés dans des contextes spécifiques, l’artiste crée des mondes sculpturaux et filmiques entrelaçant la mythologie et le réel.

L’exposition Rivière de corps propose une articulation inédite d’œuvres affranchies de leurs contextes d’origine. Puisant dans les projets Tchouri (2018), Khthon (2019) et Gangnam Beauty (2021), le plasticien réagence ses œuvres et en produit de nouvelles sous le signe de la corporéité.

Traversées par des questionnements autour du corps individuel et social, ces formes organiques, humaines et non-humaines ont pour point commun la dissection d’identités existantes ou à venir. D’étranges êtres de verre sont ainsi exhibés au moyen d’instrumentations en inox qui rappellent un laboratoire ou une clinique de chirurgie.

Le titre de l’exposition, Rivière de corps – reprenant tel quel le nom d’une commune limitrophe de la ville de Troyes – évoque quant à lui la fluidité d’un corps politique fragmenté et dispersé.

 

Les Grands Transparents de Yan Tomaszewski :

 

En 1953, au sein d’un laboratoire de chimie de Chicago, Stanley L.Miller réalise dans un petit appareil de verre de sa conception -comprenant un ballon contenant de l’eau et des gaz, un ballon à étincelles et un tuyau conducteur, tous en verre transparent- la synthèse des acides aminés, molécules prébiotiques à l’origine de la vie. Il pense alors avoir reconstitué in vitro et en quelques heures, les conditions d’apparition des premiers organismes protéiniques contenant de l’albumine, dont l’espèce humaine descend après quelques milliards d’années. On parlera vite de la « soupe primordiale » où serait apparue la vie, à la rencontre de l’eau, de la terre et de l’air dans la terre primitive. Trente ans plus tard, l’astrophysicien Louis Le Sergeant d’Hendecourt, l’un des pionniers de l’étude des comètes artificielles dans les années 1980 qui a en large partie inspiré l’œuvre Tchouri de Yan T., soutenait que la vie aurait été apportée sur terre par des météorites venues de la dislocation de comètes riches en carbone, c’est-à-dire en matière organique. La sonde Rosetta est venue donner raison à son courant de pensée en détectant de la glycine, l’acide aminé le plus simple, sur la comète 67P/Tchourioumov-Guérassimenko en 2016. De quoi relancer la question du processus d’apparition de la vie ailleurs dans le cosmos, et pas seulement sur Mars, mais en tenant compte du fait que, comme il est impossible d’avoir dans l’univers des structures identiques, il faut penser à des formes de vie alternatives aux formes de la vie terrestre.

L’artiste, le poète sont, autant que le scientifique, les visionnaires de ces formes alternatives. Leur laboratoire, c’est le mythe ; leur appareil expérimental, l’œuvre d’art. Le surréaliste André Breton avait imaginé de tels êtres dès 1942. Dans Prolégomènes à un troisième manifeste du surréalisme ou non (juin 1942), il mentionne pour la première fois les « Grands Transparents » : « L’homme n’est peut-être pas le centre, le point de mire de l’univers … Autour de nous circulent peut-être des êtres bâtis sur le même plan de nous, mais différents, des hommes par exemple, dont les albumines seraient droites. » Le Grand Verre (1915-1923) de Marcel Duchamp, les figures effilées (1938-1942) du peintre Roberto Matta ou encore la sculpture de Jacques Hérold, Grand Transparent (1947) présenté comme l’un des douze autels des superstitions à l’exposition de la galerie Maeght à Paris en 1947, sont des matérialisations de ces êtres : ils sont en verre, le regard les traverse.

Je suis tenté de voir les œuvres en verre de Tomaszewski comme la surprenante rencontre de la verrerie scientifique de Miller et des « Grands Transparents » surréalistes. Les trois parties de son exposition au Centre d’art de Troyes -qui correspondent à trois ensembles spécifiques d’œuvres de l’artiste- sont comme trois autels aux dévotions contemporaines, autant de formes de sacrifices aux grands simulacres de notre temps : la chirurgie esthétique et la recherche d’une beauté idéale (Gangnam Beauty), la fascination pour la matière et la création non-humaine (Khthon) et enfin l’exobiologie et la quête de formes de vie extraterrestres (Tchouri).

Installée sur le tarmac du musée de l’Air et de l’Espace au Bourget, Tchouri (2018) était une sculpture-architecture reprenant la forme de la fameuse comète. A l’intérieur, comme dans une grotte où brilleraient des stalactites ou encore comme la matérialisation 3D de spectrographies ou de radiographies de corps, le visiteur découvrait des formes en verre similaires aux appareils que l’on trouve dans les laboratoires scientifiques. Khthon (2019) imaginait un monde d’après l’humanité, où le règne minéral se serait hybridé avec les espèces vivantes, comme l’espèce humaine, devenues fossiles, en une forme de vie improbable : une « vie géologique ». Cette vie serait placée sous le signe des divinités chtoniennes, Gorgones qui avaient le pouvoir de pétrifier les corps, de les minéraliser. Par un effet symétrique, à la fin du récit mythologique, le sang de la tête de Méduse tranchée par Persée se transforme en corail dans la mer. Enfin Gangnam Beauty (2020) est un film dont le protagoniste est Oli London, un jeune Anglais fasciné par Jimin, un chanteur du groupe coréen K-pop BTS, une véritable idole. London a non seulement eu recours à la chirurgie esthétique du visage pour ressembler à Jimin mais pousse l’identification et l’appropriation jusqu’à vouloir devenir lui-même une star de la K-pop. Dans le film, Tomaszewski fait jouer à Oli London son propre rôle et ceux d’un jeune sculpteur du village de Hahoe et de son amoureuse, empruntés à un conte coréen datant du XIIIe siècle. Ce sculpteur serait selon la légende l’inventeur des fameux masques chamaniques coréens. Il devait les réaliser sans que personne ne puisse le voir sous peine de mort, mais la femme qui l’aimait transgressa l’ordre divin, entraînant leur mort à tous deux, et l’inachèvement du masque sans menton. L’œuvre montre la tentation qui peut s’avérer périlleuse de transformer la nature pour atteindre un idéal artificiel.

Que pour rassembler ces séquences différentes de sa recherche plastique, l’artiste ait eu recours à l’image de la « rivière de corps » -un patronyme né du terrain troyen- et à des techniques variées de mise en œuvre du verre : verrerie scientifique (borosilicate, pyrex), thermoformage et soufflage à la canne, traduit bien sa volonté de trouver un sens d’écoulement à son œuvre, sans en forcer le cours, en ménageant les méandres de la pensée et de la pratique. La métaphore de la « rivière de corps » est riche de multiples connotations : on pense à la « soupe primordiale » où se forme la vie, mais également aux précieux liquides qui s’écoulent à travers les récipients de l’alchimie voué au Grand Œuvre, aux sécrétions de la vie et de la pensée imaginative, aux rêveries scientifiques que suscitent les éléments et la beauté énigmatique de l’univers. Là où Tomaszewski rejoint les recherches les plus récentes de l’histoire de l’art (la « Technical Art History ») et de l’anthropologie (la « Carrier Bag Theory »), c’est par les liens qu’il établit entre matériel et symbolique, la dialectique de la transparence de l’image et de l’opacité de la matière. Chacun de matériaux utilisés par l’artiste a son sens propre, mais le verre, qui forme vase, récipient, ballon de l’expérimentation scientifique, tube à essais, qui permet de transporter et de conserver, est l’un des matériaux qui fondent la “Carrier Bag Theory of human evolution” développée dans les années 1970 par les travaux de l’anthropologue Elizabeth Fisher sur les origines du développement humain.  La « théorie du sac à dos de l’évolution humaine » suggère que le principal outil ou « dispositif culturel » des premiers humains n’était pas le couteau, la lance ou la massue, mais plutôt les récipients qu’ils utilisaient pour transporter la nourriture. Cette théorie a fait son entrée dans le monde de l’art avec le catalogue de la dernière Biennale de Venise grâce aux écrits de Ursula Le Guinn et Donna Haraway.

Tomaszewski est passionné par les romans de science-fiction de James G.Ballard et les films de David Cronenberg. Ainsi ExistenZ (1999) et son étrange « pistolet » ne sont pas sans rapport avec Khthon, ni les organes de verre créés pour l’exposition de Troyes -cerveau, cœur- avec ceux produits par le body-artist Saul Tenser dans le tout récent Les Crimes du futur (2022). L’artiste bâtit ses œuvres à partir d’une trame narrative ou d’une simple amorce d’histoire, prise dans la vie, dans l’imagination pure ou dans la spéculation scientifique, qu’il va développer en constellations de films, sculptures, dispositifs et installations variés. Si le fil directeur de l’exposition de Troyes est bien le corps, il apparaît au spectateur à travers les multiples médiations de la genèse des corps vivants, de leur contrôle et de leurs potentialités d’évolutions. Ce sont là des organes de substitution (masques en verre soufflé ou tirages de paraffine), appareils et récipients scientifiques appelés « pis de vache », « cœur », « colonne de Vigreux » -que décrivent des catalogues et des répertoires-, des corps transformés, de nouveaux écorchés dont les organes sont soufflés dans le verre à partir de planches anatomiques de la Renaissance, des chaînes organiques qui associent l’homme et la matière créatrice, des corps optimisés, idéaux, dématérialisés ou au contraire très matériels. En somme, l’exposition conduit le regard vers un au-delà du corps humain, un outre-corps forgé en laboratoire et dans l’atelier de l’artiste-chercheur. Ce corps post-humain est à la fois la matrice et le sens de l’écoulement de la « rivière de corps » dans laquelle se glisse le visiteur.

Ce dernier a parfois l’impression d’être dans un laboratoire de biochimie : alors, les éléments de fixation d’inox qui relient les organes de verre aux murs lui paraîtront fonctionnels pour développer -selon un schéma ou un diagramme préconçus- un corps virtuel dans l’espace et opérer sur lui des transformations d’état : solide, liquide, gazeux. Il peut encore se sentir dans la salle d’opération d’un chirurgien de la face qui lui propose de ressembler à son idole. Les pièces qu’a réalisées Tomaszewski pour son exposition de Troyes prolongent les éléments du film-conte Gangnam Beauty : le masque sans menton, la mâchoire ou le menton en « V » correspond à la V-line, véritable ligne de beauté dans ce quartier de Séoul en Corée du Sud. Rien ne lui semblera plus proche de la tradition du théâtre de masques et de la mythologie du sculpteur sacré qui donne aux dieux leur visage matériel. Après tout, le chirurgien ne fixe-t-il pas sur les épaules des hommes qui souffrent pour cela mille morts le masque fait d’un peu de leur chair, de beaucoup de matériaux de synthèse et d’armature de métal, qui les fera pour leur temps de vie ressembler à leurs idoles ? Les tenons et autres éléments de fixation en inox lui évoqueront les instruments du chirurgien et du sculpteur, souvent si proches les uns des autres, et tous deux cousins germains des instruments de torture : leur intervention dans la chair ne se fait pas sans violence. A d’autres moments, il se voit parcourir l’antre d’un alchimiste, ou un cabinet de curiosités -l’artiste m’a confié avoir visité La Specola à Florence où il a vu les cires anatomiques de Clemente Susini et les dioramas baroques également en cire de Gaetano Zumbo, ainsi que le musée de l’anatomiste Honoré Fragonard à Maisons-Alfort- ou même un musée minéralogique : c’est alors le corps de la terre qui lui paraît éclatant de sensualité et luisant comme une rivière de diamants. Les pinces 3 doigts, les structures en inox et les instruments deviennent alors les présentoirs d’un dispositif de monstration spectaculaire. Le visiteur arpente le moment d’après les salles d’un musée de l’espace, et là l’impression de côtoyer une vie d’un autre type se fait troublante. Après tout, si les matières qui viennent des comètes, comme Tchouri, sont du carbone, des acides aminés, et non des roches inorganiques, alors les laboratoires des agences spatiales qui les conservent, sont nos premiers zoos extraterrestres.

A chacun, à chaque civilisation, à chaque génération, son Graal. L’exposition de Yan Tomaszewski nous en présente un. Ne soyons pas devant ce Graal comme Perceval le Gallois dans le texte fameux de Chrétien de Troyes Perceval ou le Conte du Graal (fin XII° siècle). Rappelons-nous : hôte du château du Roi pêcheur, Perceval voit entrer un jeune homme tenant une lance d’un blanc éclatant dans sa main. De la pointe de fer de la lance perlent des gouttes de sang : « un valet d’une chambre vint, qui une blanche lance tint … la lance blanche et le fer blanc, s’assoit une goutte de sang … ». Il voit également deux jeunes hommes tenant des chandeliers d’or et une demoiselle tenant un graal, un vase étincelant enchâssé de rubis rouge sang. Mais Perceval est incapable de poser des questions et échoue à l’ « épreuve du Graal ». Ce vase, le Saint-Graal, est pourtant le récipient dans lequel a été recueilli le sang du Christ dont le flanc fut percé par la lance du centurion Longin. Ce dernier, devant les miracles qui se produisirent lors de la Passion du Christ, se convertira et mourra en martyr de la foi. Le Graal, vase étincelant, renvoie à l’idée de quête en même temps qu’à un contenant tout simple, un véhicule qui transporte le sens : c’est là l’énigme que déploie la procession imaginée par Chrétien de Troyes. A nous de savoir voir !

Avec « Rivière de corps », Tomaszewski pose à notre temps trois questions : quel sacrifice exige la beauté ? quelle vie est celle de la matière vivante ? qu’est-ce qui vient nous transformer en nous-mêmes, et qui, pourtant, n’est pas nous ? A sa suite, posons nos propres questions ! L’exposition apporte déjà ses réponses. L’art en est une.

 

Thierry Dufrêne

 

Dossier d’exposition : cliquer ici

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