Les «tâches impossibles» se réfèrent à des lieux parfaitement localisables géographiquement mais qui, par une superposition de décisions politiques, économiques et même géologiques, sont tombés «hors temps» et hors de l’espace politique et social. Ils se trouvent en dehors de l’emprise du politique, en dehors de l’emprise de la démocratie, hors du monde — bien qu’étant dans le monde. J’éprouve pour ces lieux une sorte de fascination comme le lapin pour le serpent et, de fait, il m’est impossible de ne pas vouloir en faire forme. Or ces lieux étant localisables et ayant une certaine étendue, ils influent inévitablement sur la liberté de mouvement et sur l’action humaine dans son environnement. Ils appellent donc plus un positionnement civique ou militant qu’une attitude artistique. Se pose alors le problème de la spécificité de l’action militante qui trouve sa légitimité dans la conviction d’un parler «au nom de» et dans le fait d’être tacitement ou expressément mandatée par un collectif pour s’adresser à son tour au collectif. A contrario, l’action artistique est non mandatée, elle parle exclusivement en son nom et ne s’adresse qu’à d’autres individus. Or il se trouve que je suis plus efficace en tant qu’artiste qu’en tant que militant. Mais ce fait d’être plus efficace en tant qu’artiste me place face à un dilemme et une ambiguïté quasi insolubles. En effet, si «faire forme» à partir de ces lieux hors monde, m’amène à des propositions plastiques qui sont justes pour l’artiste que je suis, ces propositions peuvent aussi être éthiquement indéfendables pour le citoyen, père ou compagnon que je suis également. Afin de nourir ma fascination et d’assumer ma responsabilité d’artiste, je dois alors transformer une situation qui appelle l’action collective adressée au collectif en une situation qui permet l’action individuelle dirigée vers un autre individu. J’ai conscience aussi que ces espaces me font peur, par leur portée extra-politique et leur situation «hors temps», car je suis vivant et ancré dans mon temps. Étant donnée la fragilité de mon action face à ces lieux, je ne peux qu’en faire forme en poussant ma reflexion à un point de rupture, un point où la fragilité inhérente à la posture de l’artiste devient le matériau même du faire forme. Il s’agit alors d’envisager la tension possible entre l’éthique artistique et l’éthique citoyenne non pas comme un obstacle pour «faire» mais comme un moyen de produire. Il faut alors prendre cette tension comme le cœur, le fondement même d’une forme plastique, comme un matériau artistique à part entière.
Chercher à éclaircir ce champ de problématiques nécessite une description précise et une analyse des tensions apparues. Ce sont ces descriptions et analyses qui, dans leur entièreté, peuvent et doivent faire forme d’un point de vue plastique.